Texte :
GrillondufoyerIllustration:
Malela"
La table en formica "
Beau temps belle mer, la météo le garantit, allez viens, lui dit son vieux loup de père. Ils avalent leur dernière goutte de café et s’apprêtent à partir. On ne fait que le tour de l’île, mais prends tout de même un pull, dit papa à son grand fils.
Il monte quatre à quatre l’escalier grinçant vers sa chambre, fouille dans l’armoire en chataigner sculptée de cercles concentriques, dont la contemplation hypnotique accompagna toutes ses siestes enfantines, et en sort son vieux tricot marin et son polo favori. Son polo de vacances, qui ne quitte jamais sa maison de vacances familiale, et qui a bien enduré une quinzaine de vacances estivales.
Cette fameuse chemise au crocodile intemporel, sa chemise, dont le temps façonne la texture inimitable. Les multiples dessalages en mer et lavages en machine ont rendu la maille piquée plus que piquante, la couleur ciel plutôt nuage, mais le toucher rêche, rétif et rapé de ce coton solide et le col cabré, plié et coupant comme il ne devrait pas au dessus de la patte boutonnée orpheline d’un bouton, lui sont un repère familier, une boussole rassurante dans sa folle vie de jeune battant du monde parisien de la finance.
Célibataire il est, alors quand est ce que tu nous l’amènes ta chérie, lui demande son père, tu sais bien qu’il n’y a personne, pas le temps, répond-il d'un ton las. Il vient passer Noël, Pâques et le mois d’août chaque année dans le penty de ses parents, non loin du port où le voilier, fierté paternelle, l’attend pour l’inévitable promenade .
Sportif il n’est pas, juste un peu de tennis qui l’ennuie, mais de la marche car il préfère la photo.
Son talent de chasseur d’images le fait se lever tôt, pour surprendre des rosées, des brumes, des aurores et des reflets irisés en lumière rasante, des animaux encore maîtres des lieux avant la montée du soleil au dessus des grands arbres, des dunes, des rochers. Et là il est heureux.
La semaine précédente, un son bien humain avait rompu son cher silence gazouillant de la nature qui s’éveille. Il épiait depuis un certain temps une aigrette, voulait capter dans sa boîte numérique sa grâce féérique, et puis une voix par dessus son épaule lui dit: ” c’est sa huppe !”
Il se retourne sur un pantacourt rouge, un corsage blanc, un large sourire.
” Vous attendez le petit coup de vent qui va soulever sa houpette dans le contre-jour, n'est ce pas, très joli cliché en effet ce sera ! ”
Il aurait bien aimé que le petit coup de vent soulève sa jupette à elle, mais elle n’en portait pas. Elle était très grâcieuse et jolie pourtant. Un peu hardie de l'interpeller ainsi.
Tout d’un coup elle appela son chien, un basset à poils raides arriva tout frétillant. Ses cheveux à elle étaient frisés, un peu sauvages comme son charme. Elle disparut.
La météo ne s’est pas trompée, la sortie en mer fut magnifique. Le vent soufflait juste ce qu’il faut pour que le bateau file au près, d’une vitesse jubilatoire pour son capitaine. Le fils s’était reposé, sur la dextérité de son père à la barre, et sur le pont dans le soleil.
Il était pensif. A quoi ? A la fille au basset fripon , pardi !
A l'avant du bateau, il avait eu une idée derrière la tête. Il avait fait mettre sur papier sa photo réussie de la huppe blanche, délicatement redressée dans la brise et le soleil levant, de cette aigrette troublante.
Il avait repéré où habitait la saucisse-à-pattes à poil raide.
"Je vais chez elle, oh oui, pourquoi pas, je sonne chez elle ! Une fille qui vous dit comme ça que la photo sera belle, ne manque pas de caractère…"
Il repensait soudain à ce film où Trintignant dans sa voiture se disait que…
Un homme et une femme ...
Lui, n’était pas en voiture.
Son père avait tout d'un coup viré, attention, on empanne là, tu vas te prendre la baume dans la figure ! Ouille, il l’a échappé de peu, il devait alors participer aux manoeuvres, le vent s’était renforcé, le soleil tapait sur sa peau de parisien, il se sentait aveuglé, par la mer scintillante, par ses pensées frémissantes …
Il rentre cuit à la maison. Ivre de vent salé. Mais son idée le poursuit, c’est maintenant ou jamais.
Il va chez elle aussitôt.
” Oh comme c’est gentil ! Hein, je vous l’avais dit qu’elle serait belle cette photo ! Oh oui, magnifique ! Un café, une limonade, du cidre ?”
Il a soif, il accepte, ils s’assoient à la table de cuisine, une de ces tables en formica comme on en faisait dans les années soixante-dix, avec des pieds en tubes métalliques un peu piqués de rouille bretonne.
Il est épuisé, ne sait plus bien se tenir droit comme on le lui a appris. Ah, pas facile, une première sortie en mer après quatre mois au bureau !
Elle le regarde dans son heureuse fatigue, il a les pommettes cramoisies le pauvre, soulignant le blanc de ses yeux chiffons, ses lèvres sèchées par l’humidité marine découvrent un tas de dents blanches rieuses et mal rangées de gamin rebelle à l’orthodontie, sa touffe de cheveux noirs en bataille du sel et du vent lui fait penser à son chien. Ils sont sûrement un peu fous et impulsifs tous les deux, lui et son basset, et elle aime ça.
Elle aime aussi son vieux polo vintage. Il devrait recoudre ce bouton.
Ils sirotent leur limonade, se regardent à tour de rôle, scrutent le formica entre deux coups d’oeil furtifs, ne se disent rien, leur conversation est aussi lisse et banale que cette table aseptisée, que dire, ils ne se connaissent pas.
Mais il se promène tôt le matin.
Elle aussi, elle doit promener son chien…
FIN